« C’est la première fois depuis 1986 que le vinyle passe devant le CD en chiffre d’affaires aux USA » titre un matin de septembre le Monde version AFP[1]. Ce succès me fait alors l’effet d’une balle anti-char : un impact mineur à l’extérieur, à peine perceptible, mais une déflagration majeure à l’intérieur. Je peine sur le moment à expliquer cette sensation, comme la croissance insolente du vinyle d’ailleurs, ce dinosaure technologique sauvé de l’extinction par des rappeurs et jeunes gens qui payent cash une musique quasi-gratuite.
Je décide donc d’en parler avec Aurore, mon amie pleine de vie et héroïne de mon article sur les sens-ations au travail (à relire ici). « Ludo, ce titre nous dit tout sans rien dire d’essentiel ! Le revival du vinyle est-il un épiphénomène de mode ? Une mort annoncée qui n’en finit pas de s’éterniser ? Ou le début d’une tendance pérenne qui marquera le 21ème siècle ? Quoi qu’il en soit, toute cette affaire peut avoir des conséquences majeures pour les entreprises de l’Usine Nouvelle. Il nous faut trouver ! »
Aurore, je l’adore : elle a le chic des phrases chocs. J’ausculte ma pensée (ce n’est pas aisé, je sais) et réalise que, si cette info me touche, c’est parce qu’elle sait faire mouche… comme une chanson de Polnareff où elle se pose sur sa bouche (berk). « Aurore, que dire des vinyles… ? Sinon qu’ils sont tant de souvenirs rythmant mon enfance, et qui me reviennent en pleine conscience. Mais je crois savoir en quoi ce revival, comme tu dis, est un sujet sentimental et d’entreprise… »
Il me semble que l’alchimie sentimentale du vinyle commence par le contact délicat du diamant couleur cristal dans le creux d’un sillon aux reflets de macadam. Il enseigne garçons et filles sans mot dire sur ce qu’est la délicatesse, la justesse, la tendresse… car le vinyle a tout d’une caresse. On le sait fragile quand nous serrons dans nos bras ce concentré d’humanité, d’intensité, de gaité… bref, de vitalité.
J’entends encore râler certains : « Le problème, c’est qu’ils attirent toujours la poussière ! » Mais enfant je croyais cette poussière-là échappée des étoiles, en souvenir de la BO de Stardust Memories, chef-d’œuvre de Woody Allen et presque enterré de son vivant ! Une chanson sur vinyle restera toujours pour moi plus sentimentale que sur CD, ou sur une plateforme dématérialisée. Je pense d’ailleurs que le vinyle a été enfanté par les amoureux d’Out of Africa, alors qu’ils enchantaient nos cœurs et la savane avec leur gramophone de 78 tours en cire.
« Et toi Aurore, pas pour un sou prétentieuse mais qui aime les pierres précieuses, penses-tu que le diamant des platines soit éternel et investi sentimentalement comme ton solitaire, ou soumis à l’obsolescence programmée comme ton iPhone couleur dorée ? —Pas éternel, mais calé sur le temps d’une passion qui, elle, l’est peut-être… » répond-elle en souriant.
« J’admets Ludo que le vinyle… c’est aussi les premières chansons qui m’ont fait danser, pleurer, rêver d’aller voir ailleurs s’il existe un monde meilleur. Je comprends bien ton passé endormi, si bien enfoui, qui ressurgit à la vitesse de la lumière. Le mien aussi. Mais alors que ce phénomène vient contredire la croyance populaire qu’une vague technologique en chasse toujours une autre ad vitam aeternam, je crois que ce sujet nous dépasse et a de quoi inspirer nos entreprises. »
Après une large consultation d’ami.e.s en tous genres, certain.e.s très fashion affirment à Aurore et moi que l’ascension du vinyle est une mode et donc qu’elle retombera ; quand d’autres, très IA, nous assènent que sa résistance face aux plateformes de streaming est illusoire, comme celle d’un château de sable face à un tsunami technologique, et que là encore, le vinyle disparaîtra. Un troisième groupe, celui des pros de l’Entreprise Sentimentale (qui préfèrent les océans bleus aux rouges), croit quant à lui en une 3ème voie : sorte d’alternative pérenne et humaine entre la musique digitalisée des CD qui aplatit toutes les sonorités, et l’éthéré compressé des plateformes dématérialisées.
Et ma chère Aurore, amatrice d’innovations managériales, qui voit dans cette 3ème voie une autre idée encore que je me dois de vous partager : l’effet vinyle est également le signe avant-coureur d’une lame de fond qui va impacter durablement le management !
« Tell me more, tell me more » la suppliais-je, me croyant au beau milieu d’une comédie musicale avec Olivia Newton-John. « Ludo, en management comme en musique, on ne jure aujourd’hui que par la nouveauté. Comme chez Spotify, on y aime le numérique. Comme chez Deezer, on y aime le ‘à distance’. Comme dans le Cloud, on y rêve du ‘on demand’, de l’asynchrone. Comme dans un Apple Store, on s’y parle avec des AirPods dans les oreilles.
Mais le vinyle, lui, n’est pas une mode qui s’en va puis revient. Il se détache de tous les modèles d’innovation que nous vendent les licornes transnationales de notre monde : ni d’un passé révolu, ni ‘du moment’, le vinyle n’est jamais parti… il n’est pas en train de revenir. Oui ! le vinyle d’aujourd’hui n’est peut-être pas le vinyle d’hier—autrefois must-have, aujourd’hui outsider—mais il est surtout atemporel, incarnant ce qui aura éternellement de la valeur tant que les Hommes marcheront sur Terre : la passion de l’altérité, le son profond d’une voix humaine, l’intimité d’une danse qui ne cesse d’être engagée.
Cette reconquête du vinyle est peut-être la première vague d’un 3ème type déferlant sur les plages du monde de l’entreprise, dont le premier écho est un nouveau genre de managers (hommes ou femmes) : ni d’avant-garde, ni du passé ; ni à la mode, ni has been ; juste des managers qui SONT… tout simplement.
Ces managers plus vinyles que virils, je les imagine protecteurs sans être dominateurs. Des managers qui aiment la chaleur humaine des sillons plutôt que la froideur des rayons lasers. Des managers à l’écoute attentive des voix humaines plutôt qu’à la recherche de rythmes et rites artificiels. Des managers qui entendent davantage la puissance qu’il y a dans la voix de leurs collaborateurs que sa faiblesse. Des managers non pas inquiets de la mixité et de la diversité des genres comme des origines, mais qui mélangent l’ancien avec le nouveau pour inventer de savoureux succès toujours plus cutting-edge.
Ces ‘managers vinyles’ qui préfèrent le contact au sans-contact, le doigté au digital, le stylo au clavier, le papier à l’écran, la justesse à la dernière messe, ont en fait beaucoup plus de reliefs. S’ils ne sont pas les plus en avance sur leur temps, ils n’en sont que d’autant plus inspirants. Et s’ils prennent de l’espace, voire toute leur place, ils nous font partager en direct des moments d’émotions, plutôt qu’en replay à une place isolée au fond d’un TGV. »
Aurore, dont le nom fait lever l’aube, que tes ‘managers vinyles’ me plaisent ! À l’instar des pianos de Gares et Connexions qui ont ré-enchanté les gares du même nom, pourquoi ne pas se laisser à rêver de platines dans les halls d’accueil des entreprises, sentimentales ou non, de l’Usine Nouvelle ?
Sentimentalement vôtre,
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