Vous sentez-vous parfois un peu différent de la majorité ? Avec même un sentiment d’étrangeté et d’impuissance mêlées ? Moi, oui ! Et cela, chaque fois que les Bleus rencontrent les All Blacks au rugby. Oui, alors que le monde entier rêve de la victoire d’une des deux équipes, je rêve d’un score à égalité. Notre devise républicaine, inscrite sur le fronton de nos lieux publics, m’a donné goût à l’égalité, à la fraternité et, bien sûr, à la liberté, qui tient pour moi du sacré. Cependant, si je suis autant attaché à cette égalité de score, ce sont ma femme, mes enfants, ma belle-famille et de si bons amis qui ont la nationalité néo-zélandaise qui en constituent la principale raison.
La Nouvelle-Zélande est un grand pays qui donna le droit de vote aux femmes dès 1893 et qui me ravit quand elle ravit l’America’s Cup aux États-Unis en 1995. En Nouvelle-Zélande, d’anciens All Blacks deviennent proviseurs d’école et les filles, comme les garçons, jouent au rugby dans la cour de l’école parfaitement engazonnée. Dans ce pays, aux antipodes de la France, situé à plus de 2 000 km au-delà de la Nouvelle-Calédonie et qui fait face à l’Antarctique, on apprécie de vivre pleinement le moment présent et de tout donner pour gagner maintenant.
Là-bas, le temps se vit différemment et les good bye à l’aéroport sont souvent déchirants car, plus qu’ailleurs, quand on se dit au revoir, on ne sait pas vraiment quand on pourra se revoir. Les stratégies anti-Covid de fermeture des frontières, que je trouve plus cruelles que rationnelles, n’ont fait qu’empirer les choses.
La victoire française contre les All Blacks n’est ni la première, ni la dernière !
Comme la défaite des All Blacks ou des Bleus m’est amère, j’espère à chaque fois un match nul, que je qualifierais plutôt de « parfait ». En 2002, le score exceptionnel de 20-20 m’enchanta, mais depuis c’est à chaque fois la cata. Pourtant, je ne peux m’empêcher de regarder le rugby à la télévision, tant j’aime ce sport fait de célérité, d’ingéniosité et d’agilité. Le test match de novembre 2021, pour lequel mes amis me préparèrent un haka, ne dérogea pas à la règle et le cauchemar recommença. Contre l’avis des bookmakers, l’équipe de France, emmenée par de jeunes Bleus décomplexés (mais pour beaucoup champions du monde des moins de 20 ans), gagna devant ses supporters. À deux ans de la Coupe du monde qui se jouera en France, cette victoire n’est ni la première, ni la dernière, prédisent même des commentateurs. C’est alors qu’à l’issue de ce match me vint l’idée de transposer ce cocktail d’émotions en une raison de coacher les équipes dirigeantes pour développer leur sentiment d’existentialité.
La France, championne du monde de football et leader mondial des sports collectifs aux JO pourrait bien inspirer les équipes dirigeantes des entreprises.
C’est lors de la troisième mi-temps qu’une forme d’hallucination m’apparut : « La France, championne du monde de football et leader mondial des sports collectif aux JO va inspirer les entreprises. Mêmes les entreprises, exclusivement vénales, vont s’inspirer des entreprises sentimentales qui ne jurent que par les performances collectives. » Au cœur de la nuit, sur mon canapé, où ma femme m’incite à dormir les soirs de victoires françaises car, paraît-il, je « pérore comme un coq sportif quand la France gagne… », je me suis dit que cette succession de succès français était source d’inspiration pour les entreprises (à mission ou non).
Les entraîneurs français, comme les entrepreneurs, ont ce je ne sais quoi et ce presque rien
Cette victoire 40-25 face aux All blacks confirme aux plus sceptiques que les entraîneurs français, comme nos entrepreneurs, ont ce je ne sais quoi et ce presque rien des sentimentaux, comme dirait Vladimir Jankélévitch (qui n’est pas un journaliste sportif). Décidé à percer leur secret, je revisionnai le best of du match en replay et écumai la presse spécialisée.
Je pensai tout d’abord que leur secret résidait dans la sélection des talents. Après réflexion, je me dis que les entreprises savaient déjà qu’il fallait confier aux meilleurs d’entre eux la réalisation des projets transversaux. Puis, je crus que la cohésion d’équipe était la clé du succès. À l’image de Michelin, qui n’hésite pas à se séparer de managers performants mais toxiques, les entraîneurs excluent des joueurs hors pair qui pourrissent l’esprit équipe. Ils leur préfèrent des passeurs décisifs et des buteurs effusifs.
Ces réflexions me laissaient sur ma faim. C’est au moment où je m’apprêtais à renoncer que je tombai sur une information qui m’avait échappée. Raphaël Ibañez avait déclaré : « Quand on bat les All Blacks, on n’est plus le même joueur... après. » Fabien Galthié avait chauffé ses joueurs en leur martelant que les Néo-Zélandais étaient plus que jamais déterminés à les dominer… encore cette année.
Les entraîneurs comme des entrepreneurs engagés jouent sur le sentiment d’existentialité de leur équipe pour gagner.
Je réalisai que les entraîneurs français, comme des entrepreneurs engagés, attisaient le sentiment d’existentialité de leurs joueurs pour les motiver. Réaliser que les plus belles opportunités ne peuvent être ignorées, car elles ne repassent jamais deux fois. Dans le sport de haut niveau, plus qu’ailleurs, le temps est compté. On ne participera aux Jeux olympiques vraisemblablement qu’une fois dans sa vie. C’est aussi pour cela que les matchs à élimination directe ont une intensité inégalée comparés aux matchs de poule. Les équipes dirigeantes sous-estiment peut-être ce que peut apporter ce sentiment d’existentialité.
Si on se disait qu’aujourd’hui est le dernier jour du reste de la vie de notre entreprise…
Si les entreprises se disaient qu’aujourd’hui est le « dernier jour du reste de leur vie » et que ce qui se joue ici et maintenant est une opportunité qui ne se représentera peut-être plus, elles dépasseraient leurs luttes inter-silos pour gagner. Elles décideraient aussi certainement de mobiliser leur conscience dans leurs choix stratégiques pour laisser une trace positive à la postérité. En m’endormant, je remerciai sur mon canapé tous les sportifs français qui donnent tout pour nous enchanter. J’entendais qu’ils et elles me disaient : « Ludovic, pour toi, c’est aussi “now or never”, alors ne croit ni les “y a qu’à faut qu’on”, ni les “qu’en dira-t-on” et continue de décoder sentimentalement le cœur des entreprises, car même si tu ne gagnes pas toutes les compétitions, tu auras gagné la fierté d’avoir tenté. »
Sentimentalement vôtre
Crédit photo : © Unsplash Rafael Garcin
Comments