Augmenter l’engagement des salariés est un enjeu stratégique mais un casse-tête pratique. "On ne sait plus à quel saint se vouer ! déclarent nombre de dirigeants. Malgré des investissements conséquents, nos courbes de taux d’engagement progressent trop lentement."
" Donner du sens est essentiel. Mais donner des sensations est encore plus exceptionnel", me dis-je en m’arrêtant au petit matin à la terrasse du café le plus sentimental de Paris. Au pied du pont Louis-Philippe, le café de Daniel et Nadia est un rare concentré d’humanité comme je l’aime en ces temps compliqués : il est romantique, modique et accepte les chèques (mais pas la CB). On y croise les sourires des amoureux joyeux et les larmes au goût salé des malheureux.
Ce matin-là, je tombe justement sur mon amie Aurore, une fan du sujet et du lieu : "Car on peut jouer à la pétanque gratuitement, Nadia prête tout l’équipement", me chuchote-t-elle. Ses parents l’ont nommée Aurore pour que le ciel l’enchante toute sa vie. C’est réussi ! Elle a des étoiles plein les yeux, un sourire qui vous transporte et une âme aussi céleste qu’un avion de chasse : elle envoie en rafale des ondes positives.
Notre discussion débute par sa drôle de question : "Ludo, que penses-tu de La Vie d’aujourd’hui ?" À la une de cet hebdo chrétien, un couple sans masque ni fard s’y embrasse presque à la ‘eyes wide shut’, et titre : « La fin du baiser ? » Catchy sans être sexy, j’aime ! "Lis le reportage, il est passionnant… et pas impudique pour autant. Tu sais, je crains que le baiser ne devienne une espèce menacée, que la journée mondiale du baiser [1]soit snobée, et que les Échos oublient de s’en faire l’écho… Désormais, cela va être compliqué d’augmenter les taux d’engagement", conclut-elle drôlement.
Je m’étonne sincèrement : "Mais quel est le rapport Aurore ? Interdire les baisers est une mesure de santé, de sécurité, de QVT… Ça tombe sous le sens !"
Les yeux pétillants, mon amie saisit alors la balle au bond et répond : "Le mot ‘sens’ a plusieurs acceptions : ‘direction’ notamment, ou ‘signification’… Mais dans ‘sens’, je pense surtout aux 5 sens. Mon intuition c’est que, pour casser le plafond de verre des courbes de taux d’engagement, il faut donner plus de sensations et d’émotions que de directions. La lutte anti-baiser participe d’un double mouvement d’aseptisation de notre monde et de défiance en son prochain. Mouvements qui nous désengagent pour longtemps. On verra bientôt l’autre davantage comme un danger qu’un bienfait (cf. mon post sur ce sujet). Et pourtant, un baiser passionné est un feu d’artifice de sensations ! Il n’est - certes - pas hygiénique… Mais un seul baiser peut confirmer que la vie vaut la peine d’être vécue, comme il peut aussi dérégler une existence bien calibrée. Là, on y ressent ce que vitalité veut dire : vivre vraiment, car humainement. Le baiser est le degré ultime de la sentimentalité, c’est une explosion des sens-ations au contact de lèvres hyper sens-ibles, signe d’une relation sens-ée. Tu vois, pour moi, réussir ma vie professionnelle c’est avoir de l’utilité. Mais c’est aussi et surtout ressentir ma vitalité en travaillant ! En résumé, c’est me sentir vivre plutôt que de rechercher à accumuler toujours plus de sécurité statutaire ou financière, ou me rassurer dans le regard des autres.
Crois-moi, des hauts et des bas professionnels t’enrichissent plus qu’une carrière en forme de morne plaine. Un univers professionnel maitrisé, sans aléa ni surprise, est - certes - ‘safe and serious’, mais pas ‘fast and furious’ comme peut l’être une vie humaine sensationnelle. La plupart des démarches QVT visent peut-être à éviter l’enfer au travail, mais pas à atteindre des sommets d’engagement."
Enchanté par la radicale tirade d’Aurore, j’adopte (comme en entreprise) le principe du KISS—‘Keep It Simple Stupid’—pour partager ma position : "Je rejoins ton point de vue Aurore : il faut embrasser différemment ce sujet. Je propose qu’on incite les entreprises de l’Usine Nouvelle à s’inspirer d’Harmut Rosa, ce sociologue allemand qui explore comment réussir sa vie en augmentant sa vitalité.
Si tu lis Résonance cet été, tu seras transportée, et à la rentrée transformée ! Sous ce pavé littéraire, tu trouveras des plages extraordinaires à chaque chapitre. Sa lecture te donnera des clés de lecture différentes de celles des gourous qui prospèrent dans le monde de l’happycratie. Il te fera même préférer Louis de Funès à sa descendante Julia, souvent funestement fâchée contre je-ne-sais-qui ou je-ne-sais-quoi.
Il t’expliquera que, face à l’accélération du temps, notre course pour ne jamais nous faire dépasser risque de nous faire passer à côté d’une vie vivante. À accumuler du savoir, des diplômes, des euros, des corps sculptés, des traits lissés, des pensées ‘so positives’ pour être heureux un jour… on ne le sera jamais !
Il te dira que le bonheur en entreprise, comme ailleurs, consiste à être dans une relation résonnante avec le monde : en commençant par soi, et avec tout ce qui nous entoure. Il nous encouragera à être ouvert à nos émotions impromptues plutôt qu’à vouloir les dominer, dompter ou domestiquer.
Il te dira que, quand le monde résiste à notre volonté de le maîtriser ou de le réguler, c’est la porte à l’exploration d’autres plaisirs que celui de la possession."
Concrètement, l’onboarding en entreprise peut être une expérience plus humaine, même en étant virtuelle ; l’entretien de départ des 3 500 salariés de Uber aurait pu être autre chose qu’un appel en ligne de moins de 3 minutes... Le désir d’altérité—ce désir de différence (que je défends ici)—peut aussi supplanter la peur de la diversité.
Et une entreprise peut s’en inspirer pour augmenter son taux d’engagement. Faire « résonner » l’entreprise, c’est permettre aux relations humaines d’être plus chaudes que froides, plus vibrantes que silencieuses. En développant l’honnêteté émotionnelle, qui partage les émotions, et en cherchant la résonance plutôt que les seuls raisonnements, nous réussirons à rebooster les énergies.
Oui, c’est en voulant toucher davantage ses salariés, les écouter, les regarder dans les yeux (plutôt qu’en visio), goûter leurs productions, humer leurs créations originales qu’une entreprise saura engager tous ses collaborateurs vers de nouveaux horizons.
Sentimentalement vôtre.
[1] La journée est une invention anglaise anti french kiss…
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