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Acheter du beau, du bon, du bien ou du bon marché?... ou le pavé dans la mare des marchés solidaires

Le Secours Populaire, par la voix de sa secrétaire générale Henriette Steinberg, alerte sur France Culture début octobre : "Nous voyons arriver des populations que nous n’avions jamais vues, nous n’allons pas les chercher… il s’agit de travailleurs qui ont perdu leur emploi."


Décidée à agir plutôt qu’à attendre que la vague de précarité passe miraculeusement, elle annonce vouloir "créer des marchés populaires solidaires, dont les contenus seraient proposés par les agriculteurs de la région et qui permettraient aux populations de se fournir à des tarifs qu’ils peuvent payer."


Le Secours Populaire, "deeply humane" comme diraient nos voisins anglo-saxons, n’y va pas par quatre chemins. En clair, l’on pourrait via cette initiative payer bon marché de bons produits qui font du bien à l’environnement, car de saison et de proximité. Enfin ! Suis-je tenter de penser, car alors que la pauvreté progresse depuis plusieurs mois, les prix à la caisse de nos supermarchés en font tout autant. J’aperçois alors dans ce projet de marché solidaire l’occasion de faire évoluer les choses dans le monde de l’alimentaire.


En effet, cette idée du Secours Populaire met un coup de projecteur sur les priorités qu’a un consommateur lambda, comme moi (homme ménager de 50 ans), lorsqu’il fait son marché. Oui ! Chaque fois que j’achète, c’est comme si "4 B" me tournaient dans la tête : le B du Beau produit (l’emballage, le calibrage, le packaging) ; le B du Bon (le goût, la qualité) ; le B du Bien (les bienfaits pour la planète, la RSE) ; le B du Bon marché (le prix payé in fine pour tout cela). Et depuis cet été, ces 4 B se disputent mes priorités.


Leur confrontation a commencé le jour où Marcel, mon voisin de Martel, m’a fait goûter ses tomates potagères… elles avaient tellement plus de goût que les bio du supermarché ! Et la dispute a continué quand le pain de campagne d’un producteur rural, pas cher, s’est trouvé de meilleure qualité que celui du boulanger, pourtant labellisé ISO. Mais c’est carrément parti en live quand le vin "bio" - pas donné d’ailleurs, car "la qualité bio ça se paie" était en train de me dire le caviste - s’est finalement révélé être une sorte de tord-boyaux et ne valait pas du tout l’espoir que j’avais mis dans son prix. Désorienté, perdu… même l’application Yuka m’emmêlait les pinceaux avec son panel de couleurs bariolées.


C’est véritablement à ce moment-là je crois, que le consom’acteur que je me connaissais a percuté de plein fouet le consommateur goûteur, las de payer cher, que je me découvrais. Ce premier a toujours espéré faire du bien et changer le monde en achetant bio, équitable, équilibré, raisonné, protégé, etc… Bref, moi le pro-bio qu’on traite de bobo, j’étais mis KO.


En écoutant Mme Steinberg sur France Culture, je me suis demandé si l’on trouvera sur ces marchés solidaires (et pourquoi pas d’autres) des produits moins chers car avec moins d’intermédiaires. Des produits avec moins de contenants habillés de packaging tendances et plus de contenus goûtus ? Des produits de qualité mais sans label du même nom… Peut-être - soyons provocateurs - qu’une majorité silencieuse de clients attend avec impatience - certes dans l’ombre (1) - la venue de marchés différents comme ceux du Secours Populaire car ils préfèrent le goût à l’étiquette, le bon produit à bas prix plutôt que le pain bio à 14 euros le kilo ? Je vois aussi dans la décision de l’ONG française une occasion pour les entreprises de l’Usine Nouvelle et les consommateurs de re-prioriser leur stratégie entre le Beau, le Bien, le Bon et le Bon marché.


Certain.e.s pessimistes diront que le diktat du Beau n’est pas prêt d’être aboli en marketing comme ailleurs. Cela coute pourtant si cher… mais pour attirer, il faut - selon les magazines et autres journaux de mode en vogue - une belle apparence, un bel emballage… et pas de pitié pour les atypiques ! Les mensurations non calibrées sont recalées. Les laids ? Ils ne figurent ni dans les pages de pub, ni sur les étalages. Mais tout cela change plus vite qu’on ne le croit ! Je parie quant à moi que l’on donnera, sur ces marchés solidaires comme dans les livres de Virginie Despentes, une chance aux beaux et beautés intérieures.


La volonté de faire du Bien en consommant est encore plus récente, mais plus urgente diront certain.e.s. La chasse aux économies à la Groupon (où l’on achetait une réduction) commence à dater, et se fait maintenant devancer par un mercantilisme de la bonté. Ce qui compte désormais - me dit-on – "c’est qu’en sortant ta CB tu fasses acte de piété ou de pitié, comme quand on arrondit son paiement au centime près." Mon ticket de caisse indiquera bientôt combien d’insectes ai-je sauvés des pesticides, de combien d’animaux ai-je participé à abrégé la souffrance, combien de CO2 et de particules fines ai-je évités de consommer, combien d’enfants ai-je contribué à ne pas exploiter ! Un véritable compteur de bonnes actions s’affichera sur mon ticket dématérialisé… La tagline de "Bio C’est Bon" ne se résume pas tant à une expérience gustative que déculpabilisatrice, m’avoue même une amie. J’espère en attendant qu’on fera du Bien plus simplement sur ces marchés solidaires en consommant localement.


Le Bon, le savoureux, le goûtu… en bref, la qualité qui fait la fierté des produits français de par le monde entier est peut-être le B le plus en danger des quatre. Je crains que le bon produit ne devienne une rareté. Pourtant, le bon goût est un plaisir des sens qui ne s’oublie pas : goûter du bon, c’est l’adopter à jamais. On se souvient toute une vie de bons fruits, et leurs saveurs si exotiques nous poussent d’ailleurs à franchir les frontières que nous avons toujours connues et ne pas nous contenter des vergers familiers. J’attends de découvrir sur les marchés solidaires les produits récoltés à maturité, cuisinés modestement et avec amour, ils auront de quoi faire rougir les plats à emporter commandés sur une app smartphone par quelques bourses garnies mais infortunément esseulée. 


Et le Bon marché dans tout cela ? En effet, combien suis-je prêt à payer pour le Beau, le Bon, le Bien mais pas le truand ? Devrait-on, en achetant low cost, se retrouver avec du "pas beau" (emballage insipide), "pas bon" (trop gras, trop sucré, trop salé ou avarié…), du "pas bien" (des travailleurs exploités, une terre martyrisée) ? Que nenni ! Je crois dans un Secours Populaire qui re-hierarchise les 4 B : plus Bon que Beau, et plus Bon marché que Bien pensant. Peut-être ces marchés solidaires feront-ils des émules dans la grande distribution, qui doit aussi réfléchir à la question ?


Je vois un autre avantage à ces marchés, solidaires ou non : celui de la rencontre humaine. Celui des regards, des voix, des sourires, des odeurs… celui de la vie. J’aime les marchés et aimerais bien tous les visiter. J’y suis en confiance. Je crois que, si le commerçant que je regarde dans les yeux était tenté de devenir un tantinet roublard et de me refourguer - à moi habitué - de l’avarié, tout le marché bien vite le saurait ! J’aime aussi toujours rencontrer dans ces marchés des humains qui en connaissent un rayon, plutôt que de connaître des chefs de rayon (qui n’y sont pour rien les pauvres).


Oui, dans un achat direct entre un producteur et le consommateur sur un marché, on va à l’essentiel : il vend ce qu’il produit, j’achète ce que je consomme.


Cf. À l'ombre des majorités silencieuses ou la fin du social, Jean Baudrillard (1978)

 

Sentimentalement votre



Crédit photo : © Pixabay

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