Dans le football comme en entreprise, il y a des stars exceptionnelles et des indicateurs (KPI) qui valorisent leur performance. Le foot, sport collectif par excellence, est si riche d’enseignements pour les entreprises qu’il mérite cette analyse. Luis Suarez, avant-centre du Barça, est, de tous les joueurs du monde, celui qui détient le meilleur ratio de passes décisives par match de l’histoire de la Champions League : 0,42 par match ! Il domine Angel Di Maria qui plafonne à 0,34 et Lionel Messi qui suit avec 0,25.
Wikipedia dit de lui : « En plus de son instinct de buteur, Luis Suarez possède une vision du jeu qui lui permet de distiller plusieurs passes décisives ». Je traduis pour mon fils Clovis : Luis est un héros qui ne joue pas perso.
Luis, comme moi, est en 2ème partie de carrière. Période que nous ne concevons pas comme une phase descendante post-pic, mais comme un plateau destiné à nous porter plus haut. Nous pensons dur comme fer que le collectif l’emportera toujours sur l’individuel.
Pour celles et ceux qui ne le connaisse pas, Luis porte le numéro 9 dans le dos et de la lumière dans les yeux. Cet attaquant uruguayen, plusieurs fois soulier d’or, est surnommé « el pistolero ». À 33 ans, « l’âge du Christ » dirait ma mère, il n’a pas peur de crucifier l’adversaire. Auteur d’une talonnade qui tient du miracle, Luis, quand l’occasion se présente, n’hésite pas à mettre le ballon au fond des cages adverses férocement gardées par un portier qui joue le rôle de ceinture de chasteté.
Peut-être vous demandez-vous d’où me vient cet attachement profond au football ?
Parce que poussin je jouais sous l’œil de mon grand-père, maire du village qui avait fait construire trois terrains de foot au lieu d’un ? Parce que je chantais « Allez les verts ! » dans la cour de récré en remerciant Platini d’exister ? Parce que je déprimais quand la France perdait ? Parce que la petite amie d’un joueur de l’OL croyait plus en moi que moi, et voyait mon potentiel quand le marché de l’emploi en crise ne voulait pas de moi ? Parce que l’année de mon mariage la France gagnait sa 1ère coupe du monde ? Parce que j’aime emmener mon fils voir ses héros au stade, le seul lieu sur terre où la queue pour les toilettes des garçons est plus longue que celle des filles ? Parce qu’au foot la passion l’emporte sur la raison, et que c’est OK de pleurer (même pour un garçon!) ? Parce que le foot se joue sans le sou avec juste un caillou ? Parce que mes potes me manquent, dont Benjamin qui m’a décodé tard dans la nuit toutes les stratégies des footballeurs ? Parce qu’il me manquera toujours un ami au coup d’envoi de la coupe du monde s’il venait à être emporté par cette saleté de virus ? Parce que l’OL a gagné grâce à son public, avant que les portes de stades ne se ferment pour longtemps ? Ou parce que moi, le coach d’équipe des entreprises, je vibre avec les coachs d’équipes sportives ?
Oui, oui et oui. Foot tu me manques tant, car tu rends plus vivant toute la terre entière—mais pas que…
C’est aussi parce que j’aime voir jouer Luis, qui pense aujourd’hui à boucler la boucle en revenant au pays pour aider le club qui l’a lancé. Celui qui a tout gagné et qui n’a plus rien à prouver, est un champion sentimental comme je les aime. Il a comme ce je ne sais quoi, ce presque-rien, que d’autres n’ont pas. Oui ! comme les leaders sentimentaux en entreprise, il veut aussi le succès des autres et non le sien uniquement ! Il souhaite le bonheur de son prochain, conjoint, copain… qui ne sont rien moins que Messi, Griezmann, Dembélé, de Jong ! Pour cela, ce sont des ballons en or qu’il leur passe, pour aller marquer des buts du même nom.
Quand le monde du sport (comme celui de l’entreprise), pétri par la rivalité entre égo, chante un « Je veux vivre ma vie ! Chacun sa route, chacun son chemin », Luis, lui, préfère le nous au je (pour la beauté du jeu). Il parle de notre succès, notre fierté, notre équipe, notre destinée. Oui ! Luis Suarez, comme le lanceur d’alerte sur le coronavirus Li Wenliang (à qui je rends hommage ici), n’attend pas que le monde change pour changer les choses. Non. Au lieu de chercher à battre son record de buts pour rentrer seul dans le livre des records, Luis passe, il passe, et passe encore… jusqu’à ce que ses collègues marquent et que l’équipe gagne.
J’entends déjà les sceptiques : « Mais Ludo… maintenant qu’il a atteint tous ses objectifs, qu’il a fait son temps, c’est maintenant qu’il peut être généreux ! Tu verras, nous aussi on jouera collectif quand on aura atteint nos objectifs annuels, quand on aura remboursé nos emprunts. »
Mauvais argument, désolé : son excellent ratio de passes décisives n’est pas récent.
Malheureusement, il manque souvent en entreprise ce type de Key Performance Indicator (KPI) pour casser les silos et encourager les projets collectifs. À tous les financial controllers épris comme moi de tableaux de bord intelligents qui ne soient ni bêtes ni méchants, je vous en conjure, développez d’urgence vos équivalents du ratio de passes décisives. Sans cet indicateur, Luis ne serait reconnu que comme un pistolero en solo. Sans cet indicateur, comment connaitrions-nous, au-delà de ses buts, la contribution capitale de Luis Suarez au succès collectif du Barça ?
Cet indicateur de performance collective manque cruellement aux entreprises qui regorgent pourtant de talents, mais dont beaucoup ont grandi avec ce dicton : « Être trop bon, c’est être trop con ». Au lycée, en prépa ou à l’ENA, on leur susurrait déjà que la rivalité l’emporte toujours sur la solidarité. « Tu sais, ton classement est déterminant pour ta vie entière ! Alors, garde le collectif pour le sport. Et au boulot, soit perso ». En bref, l’important c’est de se méfier : pour ne pas se faire avoir et augmenter ses avoirs. Si la confiance et le sens du collectif existent depuis la nuit de temps (heureusement !), on n’a pas fini de voir des initiatives solidaires non récompensées par les systèmes de pilotage conventionnels.
Allez, soyons optimistes ! Ce n’est pas si difficile de susciter l’intérêt de son équipe à coopérer. Voici comment, dès aujourd’hui, libérer le potentiel de coopération des entreprises pour leur réussite.
1. Focalisez-vous sur les sujets où le besoin de coopération est crucial, et laissez tranquilles les sujets où l’on peut laisser la rivalité—oups ! l’émulation—faire ses effets. Au foot, comme pour améliorer la ponctualité des trains ou des avions, il parait évident que la coopération soit capitale. Cartographier les zones où la coopération est stratégique, c’est déjà la faire progresser.
2. Identifiez les ressorts de cette coopération et nommez un coach pour s’en occuper. Occupez-vous-en, comme Thierry Henry s’en est occupé auprès des attaquants de l’équipe de Belgique au dernier Mondial. Les choses humaines sont délicates : un départ du mauvais pied de l’équipe, des enjeux divergents, des peurs non dites, des attraits différents, la tentation de trahir le jour J pour être celui acclamé… toutes ces choses existent. Les mettre sur la table avec un tiers de confiance, c’est déjà consolider l’équipe.
3. Mettez en place les KPI de la coopération. Deux types d’indicateurs favorisent la coopération :
· Les indicateurs dont le collectif est solidairement responsable, dans la victoire comme la défaite. Quel est l’indicateur qui donnera du sens à votre coopération ? Le trouver est une condition nécessaire, mais non suffisante…
· Les indicateurs de passes décisives. Ils répondent à la question « Que puis-JE faire pour que TU gagnes ? ». Eh oui ! le passeur décisif, bien que reconnu, le sera toujours moins que le buteur… tout comme le copilote et son pilote de rallye (pour redécouvrir mon article sur le sujet de la confiance aveugle entre coéquipiers). Il faudra reconnaître les deux pour consolider la relation.
Sans ces indicateurs et la valorisation associée il serait désavantageux, voire débile, de prôner le collectif alors que le jeu demeure individualisé. L’émulation entre les BU, divisions, départements, était hier la panacée du management par objectif. Elle devient aujourd’hui un handicap stratégique mortellement dangereux pendant la crise, où le besoin de mutualisation et de coopération est capital pour survivre et réduire les coûts. Comme dit si bien Pablo Servigne : l’entraide est « l’autre loi de la jungle » si souvent oubliée.
Sentimentalement vôtre,
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