L’angle mort est une réalité dangereuse sur les routes et un concept usité, presque éculé, en stratégie. Négliger un angle mort peut tuer au sens propre ou faire chuter des géants du Nasdaq, comme hier Kodak. Pour être honnête, je préfère la version anglaise du mot : « blind spot », un point aveugle qui incite plutôt à ouvrir l’œil qu’à se résigner face à la fatalité.
Mais les angles morts ne sont pas que des menaces, ils sont aussi des opportunités pour qui sait les repérer. Connaître l’angle mort de son opposant permet d’inverser magistralement le rapport de force à son avantage. On se souvient que l'« impossible » des geôliers japonais (à savoir, fouiller les bagages des jets privés), fut le « possible » de leur plus célèbre prisonnier Carlos Ghosn.
Les angles morts ne seront bientôt plus une fatalité pour les motards aisés car le magazine Cycle world annonce que Yamaha a déposé un brevet pour lutter contre ce danger. L’info, qui n’est pas une intox, me touche et elle est même confirmée par le site repairedermotards.com. Il explique que le constructeur a « opté pour un affichage déporté vers les rétroviseurs grâce à un petit écran placé derrière le miroir qui s'illumine en formant une icône facilement identifiable pour alerter du danger et de la nature de celui-ci ». Cette information ouvre des perspectives aux entreprises sentimentales (celles qui font du bien aux humains qui lui sont liés sans chercher à en récolter des lauriers), et même à celles qui sont restées strictement vénales. Elles vont toutes pouvoir s’en inspirer pour faire évoluer leur destinée !
Mon attachement pour Yamaha (constructeur de motos, pianos, sonos…) et pour les angles morts remonte à mon adolescence. À l’époque, après m’être fait voler mon vélo devant le lycée Louis le Grand, j’achetai avenue de la Grande Armée un cyclomoteur atypique avec un démarreur électrique et une transmission par cardan. Mes parents, inquiets, ne financèrent pas cet achat mais acceptèrent mon choix. La liberté n’ayant pas de prix, mais tout de même un coût, je liquidai mon livret A pour m’offrir ce deux-roues. Quelques jours plus tard, en route pour mon cours d’histoire, le concept d’angle mort devint une réalité. Alors que j’étais arrêté au feu de la voie qui relie la préfecture de police à l’Hôtel Dieu, une voiture démarra dans mon angle mort, côté droit. Elle roula lentement mais sûrement sur le bout de mon pied ! La douleur me prit par surprise et je compris que l’angle mort n’était pas un mythe mais une réalité.
Le sujet me poursuivit quand, en cours d’histoire, il fut question des accords de Munich. Je croyais, à l’époque, que Daladier, qui signa pour la France cet accord qu’il qualifia de traquenard, n’avait pas vu arriver Hitler et ses panzers dans son angle mort. Sinon, me disais-je, il aurait refusé de signer cet accord. C’est Édouard Braine, mon beau-père diplomate au caractère trempé, qui me détrompa et m’informa d’une autre réalité. Tel un conducteur de Yamaha, Daladier avait été informé le 15 septembre 1938 par un détecteur d’angle mort, en l’occurrence Émile Giraud, détaché à la SDN. La note de ce dernier est précise, didactique et prémonitoire. Elle figure dans son livre : La nullité de la politique internationale des grandes démocraties (1919-1939) - L'échec de la société des nations, La guerre. En la lisant il m’apparut que la Seconde Guerre mondiale aurait pu être, sinon évitée, peut-être bien gagnée par les alliés dès 1940. L’union soviétique n’aurait pas pactisé avec le Troisième Reich, les États-Unis auraient surement sauvé Pearl Harbour, les horreurs de la Shoah auraient pu être évitées…
Quand certain.e.s voient des âmes ou des nains partout, moi je vois encore et toujours des angles morts qui menacent nos succès, nos projets... Cela ne m’aide pas personnellement, mais plutôt mes clients car, comme un cordonnier mal chaussé, je ne vois pas m’arriver ce qui devait arriver.
Chez Yamaha, on est pragmatique et on rappelle qu’il faut, contre ce fléau, des radars orientés vers nos zones aveugles et une confiance tout aussi aveugle du conducteur dans les radars, sinon « il sera trop tard ». En entreprise, c’est plus compliqué car les radars sont souvent incarnés par nos coéquipiers. Or il arrive trop souvent qu’on fonce tête baissée sans regarder sur les côtés et qu’on hésite à faire une confiance aveugle dans ceux qui nous alertent.
Face au manque de performance des entreprises en la matière, certains pensent que c’est le manque de diversité qui empêche de bien détecter. « On s’assemble encore trop avec des gens qui nous ressemblent à s’y méprendre », disent-ils.
D’autre pensent que c’est l’excès de conformité qui empêche les dirigeants d’être alertés. Comme Christian Monjou, dans son podcast sur le leadership pour l’APM, ils déplorent la rareté des fous du roi irrévérencieux, qui contraste avec les aréopages de courtisans sérieux.
La morale de cette histoire dans l’Histoire est peut-être qu’en amour comme en équipes, la combinaison des faiblesses personnelles constitue souvent une force collective contre les angles morts. Quand en entreprise, un.e énarque demande son avis à un.e autodidacte, un.e introverti.e à un.e extraverti.e, un.e planificateur.trice, à un.e improvisateur.trice, un.e romantique à un.e analytique… de la lumière naît et éclaire les décisions à 360 degrés. Cette lumière révèle au grand jour le danger qui avançait, tapissé dans l’ombre de nos perceptions partielles car individuelles.
De plus, quand on aime son prochain, en bref qu’on lui veut du bien, on dépasse la bienveillance, sorte d’ersatz de l’amour, on ose l’insistance. Quand on l’aime pour de vrai, on le prévient face à ses vulnérabilités et on l’empêche, si nécessaire, de commettre des erreurs fatales. Quand on le voit en potentiel danger, on le regarde dans le blanc des yeux et on lui dit, comme on aurait dû le faire avec Édouard Daladier : « Monsieur le Président, ne commettez pas cette erreur et ne signez pas un accord en lequel vous ne croyez pas et qui sera porteur à jamais de bruits et de fureurs. »
Mais le plus beau quand on s’aime, c’est d’aller chercher ensemble un autre point de bascule porteur d’espoir. Comme le déclare François Jullien dans son dernier livre passionnant, Ce point obscur où tout a basculé : « Il est un point, dans nos vies, peut-être le plus inquiétant : quand une situation, un sentiment, un amour, soudain vient à s’inverser. Sait-on comment cela s’est effectivement passé ? Or, à partir de ce point "obscur", ensuite, tout a basculé… »
Inverser la tendance peut sembler inquiétant, mais cela peut aussi être exaltant pour tous ceux qui pensent qu’avoir des sentiments est davantage une force qu’une faiblesse, en entreprise comme dans la vie.
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